
Nos reporters ont rencontré ceux qui ont cru au paradis de Daech et reviennent de l’enfer.
Assis sur un matelas à même le sol, l’homme se tient au milieu des cendriers pleins et des verres sales. Son répondeur s’enclenche :« Pourquoi tu décroches pas ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu vas me faire sortir ou pas ? S’il te plaît, je t’en supplie ! »
Abou Shouja prend son portable, enregistre une réponse qu’il envoie par Internet pour ne laisser aucune trace écrite et déjouer les écoutes. « Je te jure que je vais te faire sortir. Si je ne voulais pas le faire, je ne t’aurais pas envoyé quelqu’un plusieurs fois de suite. »
Il sait qu’à moins de 200 kilomètres de cette ruelle de Sanliurfa, dans le sud-est de la Turquie, mais à des années-lumière de sa maison à la porte branlante et aux marches usées, un Egyptien l’attend. C’est un déserteur de l’Etat islamique que la guerre a oublié à Raqqa, capitale du « califat » en Syrie. Abou Shouja a promis de l’aider. Il ne lui a pas dit quand, ne lui a pas expliqué comment. Il continue à rassembler les informations pour s’assurer que l’homme est bien un déserteur de Daech et pas un de ses agents.
A 28 ans, Abou Shouja est à la tête d’une armée de l’ombre dont les forces ne dépassent pas la dizaine de recrues. Des combattants sans uniforme, en jean et pull-over, armés de téléphones portables, de batteries en pagaille et d’ordinateurs défraîchis. Sa cellule est rattachée à Thuwwar Raqqa, une brigade de l’Armée syrienne libre qui combat à la fois Bachar El-Assad et Daech. Le groupe a rapidement compris l’intérêt d’exfiltrer les candidats à la désertion. « Ils montrent le vrai visage de Daech. Cette réalité dont Daech ne veut pas. Parce que Daech n’a rien à voir avec les valeurs qu’il prétend incarner, comme le djihad ou l’islam. Daech est un ennemi de l’islam. Si les déserteurs se mettent à raconter ce qu’ils ont vu, ce sera catastrophique pour l’Etat islamique. »
"Ils préfèrent tuer les leurs plutôt que de les voir prisonniers"
En un an, selon des procédures bien rodées, le groupe a organisé l’évacuation d’une centaine de combattants de différentes nationalités : Syriens, Jordaniens, Egyptiens, Français, Belges, Britanniques et Allemands. Ainsi Abou Ali, Jordanien de 38 ans. Devant notre objectif, dans la pénombre d’une chambre d’hôtel, il relève encore le col de sa veste et enfonce son bonnet. Surtout qu’on ne le reconnaisse pas ! « Rejoindre l’Etat islamique, c’est un aller sans retour. Vous serez accueilli à bras ouverts, mais si vous êtes soupçonné de vouloir déserter, vous serez décapité sur-le-champ. J’étais brancardier sur le front en Irak, près deFalloujah. Là, j’ai vu les émirs ordonner aux combattants d’achever des camarades blessés. Ils préfèrent tuer les leurs plutôt que de les voir prisonniers. »Sa voix tremble, ses mots sont entrecoupés de longs silences. « J’ai aussi été gardien de prison près de Raqqa. Je pensais que ce serait mieux. Mais j’entendais les cris des gens torturés. C’était terrifiant. Un matin, un gardien est entré dans la cellule de cinq Marocains accusés de désertion. Il les a mitraillés. »
Pour lui, ce sera l’horreur de trop. Abou Ali espérait trouver son paradis sur terre dans le califat ; il a passé cinq mois en enfer, rapportant la vision ineffaçable d’un camarade crucifié pour blasphème et celle de deux jeunes filles exécutées parce que l’émir irakien auquel elles avaient été offertes comme esclaves sexuelles ne les trouvait pas à son goût.
"On jetait les personnes exécutées dans un endroit qu’on appelle Al Houta, en français le trou"
Pour Abou Hozeifa, Syrien de 28 ans, originaire de Raqqa, rejoindre les rangs de Daech était une évidence. « Au début, j’étais sûr que l’Etat islamique était sur le droit chemin. A Raqqa, il n’y avait plus de vols, les tenues des femmes étaient correctes et on faisait la prière. La sécurité était revenue. Tout allait très bien. »Affecté à un checkpoint mobile, il découvre de quelles tortures sont désormais passibles ceux qui ne peuvent pas présenter leur pièce d’identité. Il voit des dizaines de combattants étrangers emprisonnés ou exécutés pour trahison, sans preuves. Il voit comment la justice est rendue, à coups de copinage. Les cadres de l’organisation, qui se prétendent des modèles de pureté, se réservent les plus belles voitures, la meilleure nourriture... Quand ils ne fument pas les cigarettes qu’ils interdisent aux autres.
Mais il faudra qu’une femme chargée de repérer les filles à marier jette son dévolu sur une de ses sœurs et la promette à un combattant tunisien, pour qu’il se décide à partir. « J’étais contre les mariages des filles de Raqqa avec les combattants étrangers. Ils ne les prennent pas en tant qu’épouses mais juste pour le plaisir. » Il met sa famille en sécurité, puis prend la route de la Turquie, en secret, avec l’aide de Thuwwar Raqqa.
Abou Maria, 22 ans, est aussi un Syrien de Raqqa. Il cherche ses mots pour dire ce qu’il voudrait oublier. Lui aussi a rejoint l’Etat islamique pour « appliquer la charia sur la terre, car c’est ça le plus important ». Il a été soldat, il avait du pouvoir et le respect de ses hommes. Puis il a vu les bourreaux « exécuter leurs victimes avec des couteaux mal aiguisés, simplement pour les faire souffrir ». Lui aussi a son histoire de trop.
« On jetait les personnes exécutées dans un endroit qu’on appelle Al Houta, le trou. Une famille m’avait demandé de récupérer le corps d’un journaliste qui y avait été balancé. Alors je me suis attaché à une corde reliée à une voiture et je suis descendu en prenant appui sur des pitons métalliques laissés par les anciens archéologues. C’est comme ça que je suis tombé sur le corps d’une jeune fille, en robe de mariée. Je dis bien “le corps”, car ils lui avaient coupé la tête. On m’a raconté qu’elle avait été arrêtée le jour de ses noces parce qu’elle était maquillée et que ses cheveux n’étaient pas couverts. Le mari a été jugé impur pour l’avoir laissé faire. On les a immédiatement exécutés tous les deux et jetés là. »
"Laissez-les là-bas ! Qu’ils meurent en Syrie !"
Les hommes de Thuwwar Raqqa récupèrent toutes sortes de vidéos sur les téléphones des candidats à la désertion : un instructeur de l’Etat islamique donne un cours pratique sur la meilleure façon de fabriquer une bombe ou de télécommander une voiture piégée. « Ces vidéos proviennent du téléphone d’un Français. Il disait qu’il voulait rentrer dans son pays. Il avait ses papiers, son passeport, et il affirmait qu’en France personne ne savait qu’il était en Syrie. » Ils refuseront de l’aider. Manque de confiance. Selon plusieurs sources, ce Français aurait finalement été arrêté par les services de renseignement turcs.
Ceux qui ont réussi à fuir Daech se cachent. Ils savent que, comme la mafia, Daech traque au-delà de ses frontières ceux qui ont rompu leur serment d’allégeance. Loin de Raqqa, l’ancien combattant Abou Ali fait la plonge dans un restaurant. Comme Abou Hozeifa, Abou Maria, Abou Oussama, il traîne derrière lui ses souvenirs. L’un vit avec les morts de la bataille de Cheitat quand soldats et civils, hommes, femmes et enfants, étaient égorgés par centaines. L’autre avec la vision de recrues âgées d’à peine 10 ans, et droguées.
« Des gens comme Abou Ali ou Hozeifa, il y en a beaucoup. Je suis en contact avec 85 ou 90 combattants européens qui veulent sortir, et il y en a forcément d’autres, assure Abou Shouja, de Thuwwar Raqqa. On a contacté plusieurs ambassades mais ils ne veulent pas de leurs ressortissants. Ils nous répondent : “Laissez-les là-bas ! Qu’ils meurent en Syrie ! Qu’ils continuent à massacrer le peuple syrien !” Pour eux, ce n’est pas grave... »
A ses côtés, Mahmoud Oqba, 33 ans, chef militaire de Thuwwar Raqqa, tempère :« Les Etats devraient coopérer avec nous. Nous pouvons les aider à repérer les combattants envoyés pour commettre des attentats. Nous sommes en mesure de signaler chaque départ de combattant étranger pour qu’ils les mettent sous surveillance ou les placent dans des centres de rééducation. »
Ces résistants savent que le règne de Daech ne durera pas éternellement, ils croient en l’avenir et en la justice. C’est pour cela que, grâce aux déserteurs ou à leurs agents infiltrés, ils rassemblent des documents, des preuves, des identités.Abou Soufiane est en charge des dossiers les plus sensibles. « Nous avons, par exemple, des listings avec les noms et les fonctions : soldat, fonctionnaire, femme de martyr. » Son ordinateur portable, sur lequel il fait défiler des centaines d’images, est une véritable base de données sur Daech.
« Nous savons qui sont les chefs, comment ils se déplacent. Nous avons des photos qui permettent d’identifier une grande partie des combattants syriens et étrangers. Daech est très organisé ; ils fabriquent des pièces d’identité officielles pour leurs membres, comme n’importe quel Etat. Nous avons des copies de ces documents. Un jour, on fournira à tous les pays de quoi identifier et juger leurs ressortissants qui ont rejoint Daech. Un jour, quand nous aurons un gouvernement, ces criminels seront condamnés pour le mal qu’ils ont fait. »
Le film « Daech, parole de déserteurs » sera diffusé le 15 mars, à 20 h 55, sur Arte. Un documentaire de Thomas Dandois et François-Xavier Tregan (France, 2016, 52 min). Coproduction : Arte Geie, Memento.
Paris Match