Béji Caïd Essebsi a été élu au second tour de l’élection présidentielle tunisienne avec 55,68 % des voix. Ses supporters célèbrent la victoire à Tunis mais les fractures d’un pays divisé se font déjà sentir.
La victoire était attendue et déjà consommée. Béji Caïd Essebsi, ancien Premier ministre et leader de l’alliance anti-islamiste Nidaa Tounès, a été déclaré vainqueur de l’élection présidentielle tunisienne avec 55,68 % des voix lundi après-midi. Il devance ainsi le président sortant Moncef Marzouki, qui a obtenu 44,32 % des suffrages.
Après l’annonce du résultat par la commission électorale, les partisans du président ont laissé éclaté une joie plus discrète que la veille. BCE ou "Bejbouj", de son petit nom, avait lui-même proclamé sa victoire dès dimanche soir, organisant devant le QG de son parti Nidaa Tounès, sur les bords du lac de Tunis, une fête qui a attiré quelque 2 000 sympathisants.
Lundi, les forces de l’ordre, mobilisées en masse dans le centre de la capitale, ont canalisé les explosions de joie spontanément exprimées dans les rues. Des personnes ont néanmoins défilé pendant plusieurs heures sur l’avenue Bourguiba, que les chauffeurs de taxi se plaisent à présenter comme les "Champs-Élysées" de Tunis. Au milieu des concerts de klaxons, hommes, femmes et enfants agitaient le portrait du président de 88 ans, en scandant "Bejbi, président !"
"C’est une réussite pour la Tunisie, on a gagné !", jubile Dalila, 50 ans, venue avec ses deux enfants célébrer la victoire. "BCE est un homme ferme et expérimenté, qui va enfin pouvoir mettre fin au terrorisme et nous ramener la paix", espère-t-elle, avant de laisse exploser sa joie en youyou et force applaudissements. "Béji connaît tout et tout le monde. Cela fait soixante qu’il fait de la politique alors il va pouvoir faire du bien à l’économie, à l’emploi, arrêter le terrorisme et refaire la loi", juge également Lakdhar, qui, du haut de ses 78 ans, ne voit pas en quoi les 88 printemps du nouveau président seraient un problème.
Les pro-Marzouki : entre acceptation et colère
Anisa ne le contredit pas. Cette femme de 43 ans a pourtant voté Marzouki mais elle est descendue dans la rue, lundi, pour joindre sa voix au chœur des félicitations : "Je suis contente car l’élection s’est bien déroulée, nous avons pu voter librement. Le peuple tunisien s’est exprimé et maintenant que l’on a un nouveau président, il va pouvoir mettre fin au chômage et au terrorisme", déclare Anisa, qui a le sens de l’unité.
Tous n’ont pas la défaite si heureuse. Dans la ville de Tataouine, au sud-est de la Tunisie, région majoritairement pro-Marzouki et favorable au parti islamiste Ennahda, le siège du parti de Béji Caïd Essebsi a été incendié en partie lundi soir. Dans la localité d'El Hamma, dans le sud également, des débordements ont été signalés à l’annonce des résultats. “De 300 à 400 protestataires ont mis le feu à des pneus et tenté d'attaquer un poste de police à coups de pierres. Les forces de l'ordre ont riposté avec du gaz lacrymogène", a expliqué le porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mohamed Ali Aroui.
La gueule de bois de la gauche
"La cartographie électorale divisée entre le Nord et le Sud correspond au découpage de la marginalisation économique", explique Hèla Yousfi, maître de conférence à l’université de Paris-Dauphine. "Cette démocratie gère les intérêts d’une politique dominante. L’alliance qu’il va y avoir de facto au Parlement entre Nidaa Tounès et Ennahda va soutenir un programme libéral appuyé par des bailleurs de fond", déplore-t-elle.
Électrice du Front populaire "par loyauté", elle a voté Marzouki par défaut, pour faire barrage au retour de l’Ancien régime. "L’aspect positif de ce vote, c’est que nous sommes sortis de l’ère des élections remportées avec 90 % des voix. Mais la victoire d’Essebsi signifie le retour en force de certains symboles de l’ancien régime", regrette-t-elle.
Pour elle, ce scrutin signe surtout une terrible défaite de la gauche tunisienne. "Les partis de centre-gauche se sont tus et le Front populaire a appelé, certes avec ambiguïté, à voter BCE, considérant que la modernisation de l’État était plus importante que le social", explique-t-elle, rappelant que les défis politiques et sociaux à relever sont nombreux en Tunisie.
Ce n’est pas Meriem Zeghidi qui la contredira sur ce dernier point. Militante de gauche, qui a voté pour le Front populaire au premier tour, elle a la victoire amère. Elle a glissé, au second tour, un bulletin d’Essebsi dans l’urne mais "sans aucune conviction". Cette figure respectée du féminisme tunisien n’esquisse pas l’ombre d’un sourire en apprenant que celui pour qui elle a voté a gagné. "C’était un vote très difficile car on n’a pas eu le choix : c’était ou Marzouki, qui a mis la Tunisie dans une situation impossible (attentats, assassinats politiques, mauvaise gestion internationale) ou BCE, qui incarne l’ancien régime".
Cette militante de la laïcité a choisi BCE par défaut pour contrer l’islamisme, mais elle prévient : "L’islamisme est là. Ennahda constitue une force importante au sein de l’Assemblée et ne lâchera jamais. Parler de démocratie c’est parler d’alternance : Ennahda pourrait revenir au pouvoir dans cinq ans", explique-t-elle, assurant qu’elle ne relâchera pas sa vigilance et qu’elle est prête à retourner dans la rue au moindre signe de dérive autoritaire.
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