
VIDÉO. L'enregistrement audio du meurtre du journaliste saoudien par la Turquie a été capital pour que la CIA conclue à la responsabilité du prince héritier.
« C'était très violent, très brutal et horrible. (...) C'est un enregistrement de souffrance. » Voilà la curieuse manière dont Donald Trump a justifié son refus d'écouter le fichier sonore du meurtre de Jamal Khashoggi, récolté par la Turquie au sein du consulat d'Istanbul, où le journaliste a été tué le 2 octobre dernier. Pourtant, cet enregistrement est l'un des éléments qui ont servi à la CIA pour conclure que le prince héritier d'Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane (MBS), avait commandité l'assassinat de son pourfendeur, selon les révélations apportées vendredi dernier par le Washington Post.
« Il s'agit d'une analyse de la CIA qui donne une opinion par rapport à un certain nombre d'éléments, mais en aucun cas d'un fait », nuance toutefois Alain Rodier, directeur de recherche au sein du Centre français de recherche sur le renseignement. « D'après les éléments en sa possession, l'agence en déduit que MBS ne pouvait ignorer ce qui s'est passé au consulat d'Istanbul, mais cela n'est pas recevable juridiquement, et ne devait être destiné qu'aux dirigeants politiques américains, pas au public. »
Interceptions téléphoniques
Pour arriver à ce constat, la CIA s'est basée sur plusieurs éléments. Tout d'abord, l'interception de communications téléphoniques du prince héritier avant le meurtre. D'après le New York Times , celles-ci indiquent que Mohammed ben Salmane aurait tout fait pour que Jamal Khashoggi, un ancien cacique du régime devenu critique de la brutalité des méthodes de MBS, soit ramené en Arabie saoudite, même s'il n'a jamais évoqué dans ses coups de fil sa volonté qu'il soit tué. Autre communication interceptée par la CIA, cette fois relatée par le Washington Post , un appel téléphonique entre Jamal Khashoggi et l'ambassadeur d'Arabie saoudite à Washington, Khalid ben Salmane, dans lequel ce dernier l'aurait encouragé à se rendre au consulat saoudien d'Istanbul pour y retirer des documents indispensables à son mariage avec sa fiancée turque.
Or Khalid ben Salmane n'est autre que le frère cadet de Mohammed ben Salmane. Et, d'après le quotidien américain, la conversation terminée, l'ambassadeur aurait dès lors pris le soin d'avertir le bureau de MBS à Riyad de la venue prochaine de Jamal Khashoggi au consulat. Cette version des faits a été fermement démentie par le seul protagoniste encore en vie, l'ambassadeur lui-même, Khalid ben Salmane. « Comme je l'ai dit au Washington Post, le dernier contact que j'ai eu avec M. Khashoggi était par texto, le 26 octobre 2017 », a réagi le frère cadet de MBS sur Twitter, tout en niant avoir conversé à l'époque d'une visite au consulat d'Istanbul. Cette date du 26 octobre 2017, soit près d'un an avant le meurtre, a été confirmée par la suite par le New York Times.
Khashoggi attendu
Mais l'élément le plus probant dont dispose la CIA n'a pas été collecté par ses soins, mais par ses homologues turcs. Le 12 octobre, soit dix jours après le meurtre de Jamal Khashoggi, le Washington Post, qui employait le journaliste saoudien, rapporte que les enquêteurs turcs avaient en leur possession un enregistrement sonore et vidéo de l'assassinat illustrant, d'après eux, comment il avait été « interrogé, torturé puis tué » à l'intérieur du consulat, avant que son corps ne soit démembré. Si les agents saoudiens dépêchés à Istanbul avaient pris le soin de débrancher les caméras de sécurité du consulat, ils n'ont pas pensé que celui-ci pouvait avoir été placé sur écoutes par les services de renseignements turcs. Sur la foi de cet « enregistrement », les détails sordides de son assassinat ont tout d'abord été révélés par la presse gouvernementale turque. D'après le quotidien Yeni Safak , Jamal Khashoggi a été torturé au cours d'un interrogatoire. Ses doigts ont été coupés par des agents saoudiens, avant qu'il ne soit « décapité ».
Cet enregistrement audio a ensuite été présenté autour du 20 octobre à Gina Haspel, directrice de la CIA, venue pour l'occasion à Ankara, sans être pour autant autorisée à le ramener avec elle à Washington. D'après le président turc Recep Tayyip Erdogan, il a également été partagé avec les services français, allemands, britanniques, canadiens, et saoudiens. Le 12 novembre, le New York Times en a dévoilé les premiers éléments. S'appuyant sur des sources présentes lors de la réunion d'Ankara, le quotidien new-yorkais affirme que Jamal Khashoggi aurait été tué peu après être entré au consulat, où l'attendait l'équipe de quinze agents saoudiens arrivés de Riyad. Première information, les écoutes contredisent donc la dernière version en date de la justice saoudienne selon laquelle le meurtre du journaliste n'était pas prémédité.
« Dis-le à ton patron »
Jamal Khashoggi aurait été tué dans le bureau même du consul général d'Arabie saoudite à Istanbul, Mohammad al-Otaibi, affirme le Washington Post, qui cite pour sa part des officiels de plusieurs pays ayant eu accès aux écoutes. « Faites ça dehors, vous allez m'attirer des problèmes », se serait alors exclamé le diplomate saoudien, selon le quotidien turc Yeni Safak, le premier à avoir révélé la teneur des enregistrements. Un individu non identifié, probablement membre du « commando saoudien », lui aurait alors répondu : « Si tu veux vivre quand tu reviens en Arabie saoudite, tais-toi. » Mohammad al-Otaibi est rentré peu après à Riyad, où il a été démis de ses fonctions. Il fait aujourd'hui partie des 17 Saoudiens sanctionnés par Washington dans le cadre de l'affaire.
Si le New York Times ne s'épanche guère sur les circonstances atroces du meurtre, il apporte, en revanche, un élément-clé pour l'enquête. Jamal Khashoggi exécuté, le chef de l'équipe saoudienne envoyée en Turquie, Maher Mutreb, également officier de sécurité voyageant souvent aux côtés de MBS, aurait passé un coup de téléphone à Riyad. À l'autre bout du fil, selon le Washington Post, Saoud al-Qahtani, conseiller « média » du prince héritier, et connu pour avoir dressé une « liste noire » des opposants au prince tout-puissant d'Arabie saoudite. « La mission a été accomplie », aurait déclaré Maher Abdulaziz Mutreb au conseiller de MBS. Et d'ajouter : « Dis-le à ton patron. »
Embarras de Trump
Si cet échange ne constitue pas une preuve formelle de l'implication de Mohammed ben Salmane, elle met à mal l'enquête saoudienne qui a totalement disculpé le prince héritier, et abouti, pour l'heure, à l'inculpation de onze personnes, dont cinq encourent la peine capitale. Or, MBS jouissant aujourd'hui d'un pouvoir quasi absolu en Arabie saoudite, les agents de la CIA ne voient pas qui d'autre pourrait se cacher derrière ce fameux « patron ».
« De toute façon, pour une opération d'une telle ampleur, on ne trouvera jamais d'ordre signé de la main de MBS », souligne Alain Rodier, également ancien officier supérieur des services de renseignements extérieurs, qui se dit par ailleurs étonné que les conclusions de la CIA aient pu fuiter de la sorte. « Il ne s'agit probablement pas de la directrice de l'agence (un faucon nommé par Trump, NDLR ), mais de ses subalternes », estime le chercheur. Interrogé par le Washington Post , un porte-parole de la CIA s'est refusé à tout commentaire. « Ces fuites gênent considérablement l'administration Trump en révélant au grand jour les pratiques du grand allié saoudien, qui présente tout de même quelques failles au niveau moral », conclut le directeur de recherche du Centre français de recherche sur le renseignement.
Visiblement embarrassé par ces révélations, Donald Trump, qui a précisé avoir été « briefé » sur le contenu de l'enregistrement, a refusé pour autant dimanche de mettre en cause le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, dont le pays est un grand client de l'industrie américaine d'armement, et la pierre angulaire de l'axe Washington-Tel-Aviv-Riyad-Abu Dhabi contre la République islamique d'Iran. « Il m'a dit qu'il n'avait rien à voir avec cela. Il me l'a dit peut-être cinq fois, à différentes occasions, y compris il y a quelques jours », a-t-il indiqué dans une interview à la chaîne Fox News, non sans ajouter qu'un « rapport complet » lui serait bientôt présenté sur le sujet. Interrogé par le journaliste sur l'éventualité que le prince lui ait menti, le président américain a alors réservé une bien curieuse réponse : « Je ne sais pas. Qui peut véritablement savoir ? »
Par Armin Arefi
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