Cher ami,
Ton commentaire sur mon dernier post ne tend pas à nous faire sortir de la géopolitique, alors qu’il était pourtant question de revenir à notre sujet de départ. Cela étant, je voudrais tout de même ajouter qu’il y avait plus que la litote d’Henry Kissinger précédemment cité à propos de la conception américaine des relations internationales.
En effet, dans son célèbre ouvrage Le Grand échiquier, Zbigniew Brezinski considérait la volonté des Etats-Unis d’affaiblir l’Europe comme l’un des «trois grands impératifs de la géostratégie impériale». Il les définit comme suit :
1. Prévenir la collusion entre les vassaux et maintenir leur dépendance sécuritaire ;
2. Maintenir les tributaires dociles en état de protégés ;
3. Empêcher les barbares de se regrouper ».
Par prévenir, il faut comprendre provoquer la collusion entre les vassaux. Etant entendu que ce sont les pays arabes – notamment ceux du Golf – qui sont qualifiés ici de vassaux, que les alliés européens et asiatiques sont les tributaires dociles, tandis que la Chine et la Russie ainsi que l’Inde sont ‘’les barbares’’ ; le duo sino-russe étant placé à la tête de la cohorte barbare composée de tous les autres pays ayant de bons rapports avec ces puissances d’Eurasie, dont le poids sur les plans économique, technologique et militaire pèse déjà lourdement dans la géopolitique mondiale. Et les BRICS se sont justement constitués avec l’ambition de regrouper les ‘’barbares’’...
C’est sans doute dans le but d’affaiblir ce regroupement que le Secrétaire d’Etat américain avait rappelé, en juin passé, à son homologue chinois qu’il devait se rendre à Washington depuis février dernier pour une visite de travail dans le sillage de la rencontre des deux présidents Biden et Jinping en novembre 2022. Cette visite est finalement prévue pour octobre prochain, et on peut déjà supposer sans grand risque de se tromper qu’une proposition américaine y serait déclinée sous forme d’entente en ces termes : un désengagement américain sur l’Île de Taïwan contre un repli diplomatique du gouvernement chinois vis-à-vis de la Russie, notamment dans le conflit ukrainien.
Serait-ce alors une tentative d’appliquer le troisième impératif de la géostratégie impériale ?
Mais les autorités chinoises connaissent – pour l’avoir déjà vécu avec le président Trump – la promptitude avec laquelle le prochain président américain dénoncera cette éventuelle entente dès qu’un nouveau contexte s’y prêterait. Elles savent comme tout le monde qu’avec les dirigeants américains, quelque soit leur bord politique, le respect des accords et des traités ne s’inscrit jamais dans la continuité mais toujours en fonction de la conjoncture.
C’est là une caractéristique propre à la nature des empires, c’est une loi de l’histoire.
Par ailleurs, on ne doit pas perdre de vue que l’essentiel de la géostratégie américaine est tourné vers les trois groupes de pays ci-avant indiqués, dans les trois régions que sont le Moyen Orient, l’Asie et l’Europe.
En ce domaine, les Etats-Unis ne se préoccupent pas vraiment de l’Amérique latine où règne la pax americana ; ni de l’Afrique qui est marginale dans la sphère des rapports de force, même s’il était devenu évident que leurs positions dans le continent se sont davantage affirmées au cours des dernières années, depuis que la présence russe y prenait de l’ampleur au dépend de celle de la France qui s’érode de plus en plus...
Mais revenons un peu en arrière, sur la classification des groupes de pays susvisés : des esprits prolixes pourraient inscrire cette classification dans le registre de la théorie du complot, en s’imaginant que les termes employés (vassaux, tributaires dociles, barbares) pour dénommer ces pays étaient si abrupts et irrespectueux qu’ils ne pouvaient passer pour être vrais. C’est pourtant écrit noir sur blanc, comme on l’a vu plus haut, et il vaut mieux prendre Brezinski au sérieux lorsqu’il fit ce choix des mots.
Faut-il rappeler à cet effet qu’il fut un éminent politologue, réputé aux Etats-Unis comme professeur émérite à l’Université de Harvard, auteur de plusieurs ouvrages politiques de référence, membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, avant d’être connu sur la scène internationale comme Conseiller à la Sécurité Nationale du président Jimmy Carter ?
Et qu’il était ensuite, avant sa mort, l’un des maîtres à penser des experts du Conseil National du Renseignement américain (National Intelligence Council), l’institution en charge de présenter un rapport d’évaluation, au début de chaque mandat présidentiel, sur les principales tendances et incertitudes susceptibles de bouleverser la stratégie américaine dans la géopolitique internationale, à moyen et long terme ?
Brzezinski était donc l’un des politologues majeurs qui ont conceptualisé ce qu’ils appellent la géostratégie impériale et fourni aux décideurs américains le cadre de réflexion dans lequel s’articule la politique extérieure des Etats-Unis, dont l’une des séquences les plus intenses est aujourd’hui en œuvre dans le conflit Ukrainien.
Seulement voilà : les paradigmes sur lesquels était déployée la géostratégie américaine sont entrain de s’effondrer. La rivalité militaire et géopolitique entre Washington et Moscou s’avère aussi centrale que la rivalité économique et commerciale entre Washington et Pékin. S’y ajoute que les Etats-Unis sont désormais contraints de faire face à des défis mondiaux plus graves du fait que les structures du système international – qu’ils ont façonnées et maintenues jusqu’ici sous leur influence de manière incontestable, surtout au plan économique et militaire – ne sont plus adaptées à ces défis. Les BRICS viennent de les ébranler en créant un bloc économique qui débouchera bientôt sur une alternative monétaire, c’est-à-dire une dédollarisation de leurs échanges commerciaux.
Déjà, le gouvernement argentin a récemment poussé le FMI à accepter le remboursement de la dette Argentine en Yuan chinois, pour l’équivalent de plus d’un milliard de dollar, après avoir décidé que ses opérations commerciales avec la Chine se payaient désormais en Yuan. Il en est de même pour deux autres pays Sud-américains et deux pays africains qui ont également renoncé au dollar et opté pour le Yuan dans leurs échanges avec la Chine.
C’est dire que la domination de l’empire américain (soutenu par ses vassaux et ses alliés dociles) sur ce système international, véhiculé par le dollar et la mondialisation, commence à perdre sa contenance ; ce leadership est maintenant contesté à tous les niveaux, aussi bien dans ses dimensions économique, technologique et monétaire que dans ses ressorts militaires et géopolitiques, la trajectoire de son déclin est nettement perceptible en ce moment...
Mais n’est-ce pas là, cher ami, un autre débat plus exigeant encore ?