
Plombée par les défis socio-économiques et les lourdes incertitudes de l’après Bouteflika, l’Algérie s’enfonce dans une nouvelle crise aux conséquences imprévisibles pour toute la région.
Comprenne qui pourra… Mais que se passe-t-il encore en Algérie? Officiellement, rien ne filtre. Mais les actes tels qu’en eux-mêmes qui égrènent pratiquement au quotidien le processus de décapitation des têtes de l’armée sont bien une explosion au coeur du réacteur du régime des généraux. Voilà que ce jeudi 20 septembre 2018, devraient être installés officiellement les commandants de l’armée de terre et de l’aviation. Le général Saïd Changriha succède ainsi au général au général Ahcen Tafer à la tête de l’armée de terre tandis que le général Abdelkader Lounès, son homologue à l’aviation, a été mis à la retraite.
Une grande purge qui avait déjà pris de l’ampleur en frappant 9 généraux-majors ou généraux, 2 chefs d’état-major de la gendarmerie en un mois, 10 commandants régionaux, le patron de la DGSN, 5 chefs de sûreté de 4 wilayas et de l’aéroport d’Alger, 13 présidents de tribunaux et 8 généraux. C’est du lourd! Plus encore, il faut y ajouter un autre grand mouvement frappant, cette fois, les structures centrales du ministère de la défense: le général-major Gheris Abdelhamid (secrétaire général), le général-major Ali Akroum (département organisation et logistique), le général-major Mohamed Tiboudelat (matériel). A noter encore le limogeage du patron de la direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA), le général-major Mohamed Tireche, dit Lakhdar, remplacé par Othmane Belmiloud, dit Kamel Kanich, qui dirigeait le Centre principal militaire d’investigation (CPMI).
Une telle situation nourrit bien des interrogations. Pourquoi une telle purge dans l’ensemble de la hiérarchie de l’armée et de la sécurité? S’agit-il de préparer une succession imminente de Bouteflika, qui serait dans la phase finale d’un cancer? Il aurait été ainsi admis en soins intensifs à l’hôpital cantonal de Genève, voici trois semaines.
Les promoteurs de la purge ont-ils voulu écarter certains généraux en fonctions à des postes-clés dans le dispositif central et opérationnel de l’armée? En tout cas, il est admis que le général Ahmed Gaïd Salah n’en a pas été informé et qu’il a été mis devant le fait accompli. Il a même dû installer officiellement les nouveaux promus en expliquant que c’était l’application de la règle de l’alternance et de la compétence. Cela dit, tout paraît se passer comme si ce général voit son ambition bloquée par suite du mouvement qui vient de frapper la hiérarchie militaire. Il s’est distingué depuis au moins deux ans comme le responsable qui était «garant» de la stabilité et ce en surfant sur la peur du terrorisme liée à décennie des années quatre-vingt-dix (200.000 morts).
Le général “bulldozer”
Il a aussi veillé, dans cette même ligne à faire état dans la presse de ses «faits d’armes» antiterroristes (mise en échec de tentatives d’attentat, découvertes de caches d’armes, neutralisation de groupes terroristes…). Autant d’actions dont ne rendait compte que bien chichement l’agence officielle APS, sous la coupe du palais présidentiel.
Dans la revue de l’armée, El Djeich, il a signé un éditorial jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas d’ambition présidentielle… Rien ne paraissait arrêter ce général fonctionnant comme un «bulldozer», occupant largement l’espace médiatique, se déplaçant, serrant les mains et multipliant les déclarations sur la place et le rôle de l’armée face aux menaces extérieures (lesquelles)?). Le 11 septembre 2018, le voilà qui lance de grandes manoeuvres, baptisées «Iktissah 2018» pour faire face à tous les défis actuels et à venir afin de pouvoir défendre l’Algérie ainsi que sa souveraineté, sa sécurité et sa stabilité.
Situation de crise
Ces manoeuvres ont été effectuées à balles réelles. Elles sont aussi une réponse à la réception par les FAR (Forces armées royales) d’un nouveau lot de 160 chars Abrams de dernière génération, d’un montant d’un milliard de dollars suite à un marché conclu après les manoeuvres militaires African Lion 2018 auxquelles ont pris part notamment les Etats–Unis.
Aujourd’hui, le général Ahmed Gaïd Salah n’a plus la main sur la haute hiérarchie militaire. Il est isolé, dans un format et un périmètre réduit. Il avait fait alliance, voici trois ans, avec le clan présidentiel pour limoger le général Mohamed Mediène, dit Toufik, peu favorable alors à un quatrième mandat présidentiel de Bouteflika.
Il escomptait qu’il aurait la haute main sur l’armée et l’appareil sécuritaire pour se repositionner favorablement dans la succession de Bouteflika. L’hypothèse d’un «coup d’état à blanc» était-elle écartée en se fondant sur le fameux article 88 de la Constitution relatif à l’empêchement ou à l’incapacité du président en fonctions? Avec ces purges et leur ampleur, l’on a affaire à une accélération des acteurs, compte tenu de l’aggravation de l’état de santé de Bouteflika et des 200 jours qui restent avant l’agenda normal de l’élection présidentielle en avril 2019. Une situation de crise qui se cristallise de plus en plus et qui pourrait induire des bouleversements ni prévisibles ni maîtrisés.
Le général Gaïd Salah préparait-il un «coup d’État à blanc» à l’Algérienne? Tout le monde a en effet en mémoire le coup d’État de Houari Boumediene renversant Ahmed Ben Bella, le 19 juin 1965. Une opération dont le bilan a été d’un mort et de sept blessés à Batna. Sauf qu’aujourd’hui, Saïd Bouteflika et son clan présidentiel ont pris les devants, à titre préventif, pour faire face à toute opération dans ce sens.
Flagrant délit d’incursion
Que la situation politique actuelle préoccupe les voisins de l’Algérie n’étonnera personne. Cet état d’esprit a été développé depuis plus d’un quart de siècle, à compter surtout de la décennie noire des années 90 où ce pays était confronté au terrorisme.
Aujourd’hui, la menace terroriste a débordé sur l’espace régional et elle s’est même aggravée depuis le printemps arabe de 2011, mais aussi avec la polarisation qui s’est faite dans les frontières méridionales de l’Algérie au Sahel. Aujourd’hui, ce pays est pratiquement en crise diplomatique avec trois pays de son voisinage. Avec la Libye, la tension est devenue plus vive encore, voici une dizaine de jours seulement. Elle a été provoquée par les déclarations du maréchal Khalifa Haftar –l’homme fort de l’Est libyen–, qui avait accusé l’Algérie d’«exploiter la situation sécuritaire dans son pays» pour permettre une incursion des éléments de son armée en Libye et il avait même menacé de «transférer le conflit inter-libyen en Algérie». Il avait précisé que «les forces libyennes sont prêtes à entrer immédiatement en guerre contre elle [l’Algérie]».
Ce qui est en cause, c’est le flagrant délit d’incursion militaire et de violation de l’intégrité territoriale de la Libye. Mais il y a plus. Référence est faite au plan plus politique et pas seulement militaire, avec la visite faite au début du mois de mai 2018 par le ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelkader Messahel, dans le Sud Libyen. Il y a effectué une tournée sans autorisation ni contrôle, comme si c’était un territoire algérien. A cette occasion, le maréchal Haftar avait également vivement critiqué cet acte d’autant plus que le ministre algérien s’était «entretenu avec des personnalités qui portent toujours de la haine envers les Libyens».
La Tunisie pénalisée
C’est que la diplomatie algérienne a accusé un échec patent dans le dossier libyen visant à une réconciliation nationale sur la base d’un accord politique entre les autorités de Tripoli avec Fayez Sarraj et celles de Benghazi du maréchal Haftar.
Elle soutient en effet Tripoli et ne facilite ainsi ni l’application et le respect de l’accord conclu à Skhirat, au Maroc, le 17 décembre 2015 ni la médiation de l’ONU depuis 2014, prolongé aujourd’hui avec le plan proposé par Ghassan Salamé, nommé en qualité d’envoyé spécial de l’ONU en juin 2017. Si bien que les élections législatives prévues pour décembre 2018 restent bien aléatoires.
Avec un autre pays voisin, la Tunisie, et une frontière commune de 1.000 km –comme la Libye d’ailleurs– le climat n’est pas plus serein même s’il n’a pas le caractère belliciste actuel avec la Libye. La coopération sécuritaire s’est renforcée pour éradiquer ce qui est qualifié de «résidu du terrorisme» et un comité mixte a été mis sur point pour coordonner l’action commune contre les réseaux jihadistes dans le mont Chaambi et les frontières. Mais c’est au plan diplomatique que des tensions pèsent dans les relations bilatérales. Ainsi, les déclarations du ministre tunisien Riad Mouakher, le 4 mai 2018 à Rome, lors d’une conférence à propos de la pénalisation du positionnement géographique de son pays entre la Libye et l’Algérie et ses conséquences sur les problèmes de son pays ont provoqué une mini- crise diplomatique. Rien d’étonnant que la réouverture de la ligne ferroviaire Alger-Tunis, prévue à la fin août 2018, ait été de nouveau reportée.
Gesticulations militaires
Enfin, le troisième voisin, le Maroc, avec une frontière commune de quelque 1.800 km, les rapports bilatéraux sont connus. Les frontières terrestres sont fermées depuis août 1994. L’implication de l’Algérie dans la question du Sahara marocain est un fait établi depuis plus de quatre décennies. Elle héberge, abrite, arme, soutient et finance le mouvement séparatiste. Elle a fait de cette hostilité à l’endroit du Royaume le référentiel essentiel de sa diplomatie, sa voix et son influence étant si peu audibles dans les grands dossiers internationaux (changement climatique, environnement, Moyen–Orient, Afrique,…).
Elle se distingue également par des gesticulations militaires le long de la frontière et d’autres dans le Sud. Elle entretient ainsi un climat de «bruits de bottes» pour tenter de faire pression sur Rabat. Pour les généraux d’Alger, il faut faire front face à un «ennemi», le Maroc. Le général Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense, justifie tout cela par la nécessité de la défense de la souveraineté de son pays, qualifiée de «primordiale». Mais quelles menaces pèsent sur ce pays? C’est donc une rhétorique pratiquement guerrière qui poursuit d’autres objectifs confortant l’armée comme étant l’ossature dorsale du régime.
Fragile, plombée par les défis sociaux et économiques ainsi que les lourdes incertitudes liées à l’après-Bouteflika, l’Algérie est aujourd’hui un gros dossier pour les chancelleries, surtout occidentales. La politique telle qu’elle est pratiquée depuis l’AVC de Bouteflika en avril 2013 est à flux tendu; elle vient de connaître un avatar aux conséquences gravissimes avec la grande purge qui vient de frapper l’armée. Bouteflika se portera-t-il candidat pour un cinquième mandat en avril 2019? A sept mois de ce scrutin présidentiel fatidique, qui peut prévoir ce qui se passera d’ici là? Du côté de Paris, l’inquiétude est réelle et ce qui se passe aujourd’hui au palais El Mouradia n’est pas vraiment d’une grande lisibilité. En tout cas, on redoute le pire des scénarios avec un déferlement de centaines de milliers de réfugiés –surtout vers Marseille– un chaos généré par une guerre civile et la délinquance de l’Etat avec ses effets sur l’appareil sécuritaire, l’armée, sans oublier tous les débordements sur l’espace régional.
Du point de vue de Washington, ces fortes appréhensions françaises et européennes sont partagées. C’est cependant la question sécuritaire et de la stabilité politique qui se classent au premier rang. Les statu quo médico- constitutionnel actuel depuis cinq ans et demi avec un président Bouteflika «mort-vivant» est géré mais il n’augure rien de bon pour l’avenir. Les craintes sont davantage appuyées avec la situation qui prévaut en Tunisie, en Libye, au Mali, où les régimes en place accusent, à des titres différents, bien de l’instabilité, voire de la conflictualité entre les acteurs.
Concentration du pouvoir
L’armée était depuis l’indépendance, en 1962, le socle du régime. La décapitation qu’elle vient de connaître ces toutes dernières semaines ne pousse pas à la stabilité et à l’unité de ce corps.
Le tryptique présidence-armée-sécurité, qui a formaté depuis toujours le régime, a été bousculé au profit d’une concentration du pouvoir autour du président Bouteflika et de son entourage, où son frère Saïd garde la haute main. Le projet d’une transition démocratique encadrée et maîtrisée est compromis et il paraît en l’état bien virtuel. L’opposition est divisée et éparpillée.
Les partis islamistes constituent aujourd’hui la seule opposition structurée. Les institutions publiques sont fragilisées et même décrédibilisées. Les défis sont de belle taille: préserver la sécurité face à la menace terroriste et à l’instabilité régionale, sortir de la dépendance de la rente des hydrocarbures et jeter les bases d’une réelle transition démocratique. Qui prendra en charge ces challenges? une problématique considérée comme «extra-terrestre» par les acteurs d’un côté ou de l’autre
Mustapha SEHIM
maroc-hebdo.press.m